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Ardecosse ou l'euphorie des frères Gueudet

24 septembre 2013

Le Raid des Corsaires 2013

Il y a quatre ans, je voyais pour la première fois des f18 en régate dans la ville que nos parents avaient choisie pour leur pied à terre français avant de s'exiler au-delà du désert d'Arabie. Il y a quatre ans, encore tout jeune moniteur aux Glénans, je bâtissais ma culture nautique en dévorant Voiles et Voiliers, en épluchant même les articles spécialisés des essais de navires qui ne m'intéressaient pas, à la recherche de connaissance et d'évasion. La voile. Une passion me gagnait. Depuis que l'institution des Glénans m'avait fait confiance pour enseigner la voile à autrui, depuis qu'on m'avait remis une flotte de navires à deux flotteurs qu'il m'incombait de transformer en machine à plaisir, je me laissais attirer par ce sport, que dis-je, cette éthique de vie si esthétique et pure, et je saisissais la moindre occasion d'en savoir plus.

 

En septembre 2009 donc, le trophée Malo rassemblait les trimarans de 50 pieds aux abords de ce que la tradition appelle la ville corsaire. La cité s'efforçait de vivre au rythme des régates des multis 50, ces trimarans transocéaniques, mastodontes de carbone, de polyester et d'aluminium. Le genre de navire dont on n'ose soupçonner qu'on pourrait un jour y monter. Sur le bord de mer les pères interrompent leurs conversations pour en faire mesurer à leur fils la grandeur. Comme on montre un avion du doigt, allongé dans l'herbe.

 

Sur le bassin Vauban, quelques régates de démonstration en F18 étaient lancées entre une dizaine d'équipages venus de France, d'Australie ou d'ailleurs... Je ne savais pas qu'un jour je naviguerais aux côtés de certains d'entre eux. Valentin Le Floch par exemple, voileux pur sang, qui quelques mois plus tard devint moniteur aux Glénans et contre lequel je me tirai la bourre. Thibault Vauchel-Camus, cofondateur du défi voile Solidaire En Peloton que j'ai eu l'occasion de croiser l'année dernière lorsqu'il naviguait en M34 sur le tour de France à la Voile, ou il y a deux semaines alors qu'il ramenait son class 40 au port, et Dimanche 15 septembre sur la ligne de départ de la route des forts. Thibault détient avec Yvan Bourgnon le record des 24h en voile légère, depuis un peu plus d'un an. Il a été champion de France de F18 et prépare la transat Jacques Vabres 2013 avec son ami Victorien Erussard. Il m'a confirmé hier après la remise des prix du raid des Corsaires ce qu'on m'avait dit: qu'il peinait à rassembler l'argent nécessaire pour prendre le départ dans de bonnes conditions. Je vous invite à faire un tour sur le site du défi voile solidaire en peloton pour en savoir plus sur l'ARSEP.

La F18, en bref, est une catégorie de catamarans de sport respectant une jauge qui détermine un poids (180kg), une largeur, une longueur de coque(18 pieds = 5,52m), une hauteur de mât, et pas mal d'autres paramètres qui font qu'en principe, deux f18 de constructeurs différents ne peuvent différer que sur des détails d'architecture. Cette classe a commencé à se répandre dans les années 1990 et est aujourd'hui assez populaire en Europe, et particulièrement en France. On peut dire que les F18 sont les bateaux manœuvrables par deux personnes de A à Z les plus rapides du monde. On en fabrique en Europe, aux USA et en Australie.  Les spécialistes s'accordent à dire qu'il y a eu un saut de génération dans la classe à la fin des années 2000, après la création du Capricorn, conçu par l'architecte Martin Fischer et le constructeur Australian High Performance Catamaran. Les f18 ont vu leurs lignes s'affiner, leur plateforme gagner en raideur, leur allure prendre un tournant beaucoup plus féminin, classieux et noble à la fois. Les différentes pièces des nouveaux F18 ont été étudiées pour être non seulement performantes mais également esthétiques, en tout cas bien plus que celles de leurs prédécesseurs. Le carbone s'est emparé des dérives et des safrans entre autres. Chez Hobie Cat avec le Wild Cat, BCM avec le Cirrus R, Nacra avec l'infusion, AHPC avec le C2, on s'est mis à donner une place prépondérante à aux logiciels informatiques pour optimiser l'aéro-et l'hydrodynamisme. Pour cette raison il m'arrive de passer des heures au salon nautique pour contempler le raffinement des étraves, la complexité de l'aménagement du pont qui le rend en fait bien plus ergonomique, la sophistication des épissures, la grâce des voiles, la discrétion des poulies, le confort des trampolines... Ce qui a le don d'agacer mon frère.

C'est donc avec un œil émerveillé que du haut du ponton je scrutais les différences entre les Wildcat et Nacra infusion flambant neufs et les Tiger ou autre Diam 3 d'ancienne génération. Les bateaux étaient mouillés juste au bord du bassin tout plat, et un zodiac déposait les équipages sur leur cata respectif. Moi qui revenais des Glénans et assistais à ma première régate de f18, j'enrageais de voir les grand-voiles se hisser si aisément dans les mât-ailes, alors que les Hobie Cat 16 rustiques de Penfret et les guindants usés des grand-voiles en dacron semblaient recevoir chaque matin l'ordre de nous broyer les mains et les nerfs devant nos stagiaires épuisés de devoir hisser. Je me demandais même s''il n'y avait pas un système hydraulique derrière tout cela, je veux dire un mécanisme intégré au mât qui fasse monter les grand-voiles le long du mât comme un rideau glisse sur sa tringle. C'était beau.

Puis les régates s'enchainèrent. Avec moins de 5 nœuds de vent sur ce bassin étroit et plat, les bateaux semblaient être aspirés par le vent jusqu'à le dépasser; les équipiers passaient debout devant le mât au virement de bord, les spis s'envoyaient comme on jette une nappe en soie sur une table, puis se gonflaient, multicolores, pour éclater visuellement le gris de la zone portuaire. On distinguait de longues et fines dérives lorsque qu'au gré d'une risée éphémère les coques se soulevaient, laissant une demi-seconde aux équipiers pour sortir au trapèze, bref, c'était un ballet nautique d'une justesse époustouflante.

 

Quatre années ont passé, sur lesquelles je reviendrai pour expliquer ce qui m'a mené à la ligne de départ de raid des Corsaires 2013. Quatre années où j'ai gravi les échelons lentement dans le catamaran, jusqu'à ce qu'on me qualifier de "danseur de catamaran". Aux Glénans, j'ai réussi à procurer du plaisir à des spectateurs inopinés, rien qu'en navigant, sans musique, à la seule lumière du jour. Mes mouvements, selon leurs dires, se confondaient avec ceux du bateau. Moi qui, trois ans plus tôt, étais transi de peur dès que je devais prendre la barre.  Je fusionnais avec les voiles, jonglais avec les bouts, flirtais avec les vagues. Une libellule, un chat, un dauphin, un albatros. Du haut de mon orgueil de mâle, sous mon abondante crinière blonde, je faisais mine d'avoir l'habitude de ces compliments, des comparaisons flatteuses, mais intérieurement je jubilais. Parce que pour certains j'étais devenu grand, pour certains j'étais devenu beau, pour certains j'étais devenu fort. Mon rêve de gosse. Mais en plus, grâce au monitorat je parvenais à porter des novices à un meilleur niveau, des stagiaires qui un jour, qui sait, me dépasseraient.

 

De semaine en semaine cet été 2023, les équipiers susceptibles de venir à Saint-Malo ce week-end en mi-septembre avaient défilé, mais plus l'échéance se rapprochait, plus le choix devenait flou. Je revins des Glénans début septembre avec l'idée que Tilman pourrait équiper avec moi, mais il dût se raviser la semaine même du raid. Tout comme Thibaut, pour lequel le voyage depuis la côte d'Azur représentait une somme non négligeable. Après bien des coups de fils infructueux, j'insistai auprès de Steph, gérant du Wishbone Club Dinard (WCD), pour brancher son fils Léo, champion de windsurf, afin de concourir avec moi. "Léo, il fait 60 kg, tu sais?" me lâcha Steph. Ce n'était pas un problème. Enfin nous verrions.

Le lendemain, entrainement avec Léo rimèrent avec premiers pas en f18 pour ce jeune de 7 ans mon cadet, qui s'avère plutôt efficace et motivé sur le parking à bateau comme sur l'eau. L'heure est assez avancée, la mise en route un peu longue, mais naviguer hors saison en semaine par 4 beauforts sous un ciel plutôt sombre le long de la côte d'Emeraude est une activité des plus délectables. Aucun autre voilier en vue, seuls quelques ferries rythment la circulation dans le chenal. Nous naviguons jusqu’au large de St Briac, et profitons de conditions idéales pour nos premiers bords de spi ensemble. Léo qui grandit à Dinard connait bien le plan d'eau, ce qui n'est pas pour me déplaire et s'avèrera un atout considérable.

Après un deuxième entrainement le jeudi, l'heure est venue vendredi de convoyer Steredenn sur deux miles, aux pieds des remparts de la vieille ville, devant le palais du grand large. Léo étant en cours je grée les voiles rapidement et m'enquiers de cette mission seul. Profitant d'une marée haute, je mets Steredenn Red à l'eau sans encombre, la remorque de mise à l'eau posée devant la poutre avant. Sur l'eau, je croise l'équipe de l'ARSEP à l'entrainement, et me plais à jouer au chat et à la souris avec eux, car dans le petit temps, je ne pâtis en rien de l'absence d'équipier à bord. Je ferai sans doute moins le malin le lendemain avec la météo annoncée...

Arrivée calme et propre, en marche arrière, le long des troncs d'arbres plantés dans le sable, je dépose le bateau devant lequel la marée baissera, et file trainer sur la parking à bateau, qui grouille de régatiers fortunés munis de catas high tech. Ca monte les poutres, ça transfile les trampos, ça mâte, ça bricole, ça règle, ça grée. Un ou deux coups de main pour mâter plus tard, je croise Charles Hainneville qui m'avait aidé à scier ma dérive à Erquy, puis Alex Udin arborant comme à son habitude des fringues démesurément chic pour l'endroit, Joris Cocaud et son barreur Yvan Bourgnon qui me remet en mains "La route des émeraudes", le bouquin de Bernard Henry que Flo m'avait emprunté, Loïc Fequet, skipper de Maître Jacques, qui prépare un magnifique Tornado, bref, autant de Cap Horniers ou stars de la voile par rapport auxquels j'ai un peu de mal à me situer, car toute l'année, je lis de leurs nouvelles, télécharge leurs vidéos,  sans qu'ils en aient la moindre idée, que je suis là en train de discuter avec eux, et que le lendemain, je vais prendre le départ à leurs côtés, peut-être les gêner au virement de bord, les forcer à empanner en jouant la priorité... Bref, je me sens un peu comme une petite fille fan de Céline Dion qu'on propulse en coulisses pendant les balances. Et je pense "J'aurais tellement aimé faire partie de ce monde plus tôt..."

Vient l'heure de la pesée avec Léo. Surprise, ce ne sont pas 60 mais bien 58 kg que pèse le grand Léo. Ses jambes de gazelle ne feront pas frein aérodynamique, ça c'est sûr. Mais les arbitres nous infligent 12 kg de plomb à embarquer sur Steredenn Red, pour combler notre déficit pondéral à tous deux. La finesse est un avantage dans le petit temps évidemment, mais dans le gros temps deux équipiers trop légers au trapèze n'auront pas le couple de rappel nécessaire pour border les voiles au maximum. Par conséquent un équipage léger ne peut pas profiter de la pleine puissance d'un catamaran, et s'en trouve ralenti. Il devient nécessaire de choquer et border en permanence le palan de grand-voile pour s'adapter aux risées, ce qui rend le travail encore plus fatigant pour l'équipier en charge de la grand-voile. Alors rajouter 12 kg de plomb de manière fixe sur la poutre avant du bateau, c'est infliger à un équipage les  inconvénients du poids (un bateau lourd s'enfonce dans l'eau, ce qui crée de la trainée), sans en faire bénéficier des avantages (augmentation du couple de rappel) dans la mesure où le poids n'est pas excentrable et amovible au vent sur chaque bord.

Je ris de voir quelques équipages partis s'entrainer sur l'eau alors que le vent est complètement tombé. La soirée est étrangement calme et nuageuse, comme avant un orage. Ce qui laisse tout le loisir aux régatiers de peaufiner leurs réglages.

Le soir venu, je ne fais que penser à la journée de samedi. On fait les paris, on suppose qu'on sera bon sur cet élément, mauvais sur tel autre... on s'impatiente, et moi je me sens comme le samedi soir aux Glénans, lorsque je sais qui sont mes stagiaires mais que personne n'a encore pu naviguer, et que les prévisions du lendemain sont imprécises... J'ai hâte, je le veux, ce raid, je veux du vent, et je veux que ça chauffe.

 

Samedi 14 septembre au matin. Apparemment je ne serai pas déçu. Le vent semble être au rendez-vous pour la route de Cancale-Diazo. On assiste au briefing de course, et nous nous rendons compte qu'un schéma du parcours figurait parmi les papiers qu'on nous avait remis la veille. Excités par l'événement, nous en avions oublié l'essentiel: le parcours. Car ce ne sera pas une promenade de santé, mais bien une régate de niveau international avec certains des meilleurs équipages européens. Malgré une concentration maximale, nous saisissons mal les informations concernant le départ, mais supposons qu'il suffira de suivre la flotte.

Nous sommes prêts. Les harnais de trapèze bien serrés. Le vent souffle à 17 nœuds environ. Le bateau gesticule lorsque j'étarque le Cunningham. Nous le mettons à l'eau et nous écartons tranquillement de la digue. Non, ce ne sera pas une promenade de santé. Les bateaux défilent autour de nous, sous toutes les allures, comme des abeilles autour d'une ruche. Le départ n'a pas encore été sonné mais les esprits s'échauffent déjà. Au près tribord amure, je croise le regard de l'équipier du Wildcat de la Surf School, encore plus hésitant que le mien. Leur bateau navigue lentement au portant, mais ne semble pas maîtriser totalement son allure. Je tourne la tête pour observer sa route puis entends soudainement un grand BOOM signalant une collision très sévère  entre le Wildcat et un autre bateau naviguant au près tribord amure, donc prioritaire. L'étrave du Wildcat a littéralement transpercé de part et d'autre l'avant de la coque bâbord du bateau agressé, et l'on voit déjà l'eau s'y engouffrer comme dans une brèche providentielle. Les voix s'élèvent, les insultes pleuvent sur le barreur du Wildcat, qui doit lui aussi abandonner la course car il a cassé. A cet instant, j'ai un sursaut de prudence et je décide, malgré la fougue de mon équipier habitué aux régates de windsurf où la marge d'erreur pour éviter la casse est plus grande, d'éviter à tout prix toute collision. Je me rappelle de différents petits drames de l'été et me dis que je n'ai ni envie de rester à terre aujourd'hui, ni de faire de la résine cette après-midi, ni d'abîmer mon beau Steredenn Red. Avec du recul je me demande comment on en arrive à ce que des types paient pour participer à une régate, fassent de la route et passent des heures à bricoler sur un parking pour finalement juste avant le départ encastrer violemment leur coque dans une autre... Il n'en sera pas ainsi de ma course, je me le promets. L'annonce de la procédure de départ se fait attendre. La cause en est peut-être les drames matériels qui semblent foudroyer la flotte à ce moment. Nous croisons un bateau démâté. Mon dieu ce qu'on peut avoir l'air con quand on est sur l'eau avec un bateau démâté, surtout en plein milieu d'une flotte de régate. Je ne peux contenir mon rire devant ces pauvres âmes qui deviennent les proies du vent et du courant, attendant que l'équipe de sauvetage les remarque. Je suis un peu nerveux, à chaque instant je me demande si un bateau n'est pas en train de me foncer dessus, ou si je ne suis pas en train de foncer sur un bateau. Il n'est pas facile de rester immobile avec le vent qui souffle, nos catas sont très puissants et n'aiment pas être statiques. En plus de cela je ne parviens pas à situer clairement la ligne de départ, brouillée par une centaine de voiles faceillantes. Les marins se regardent avec un mélange de peur et d'excitation, la plupart ne savent plus trop ce qu'il en est de la procédure, le doute prend le pas sur le jeu. C'est alors qu'un cata décide de briser cette tendance des bateaux à stagner. C'est Thibaut Vauchel-Camus avec son Cirrus R, qui trace un superbe bord de près au-delà de la ligne de départ, au double trapèze dans une position d'école. Le bateau est magnifique. Stable, puissant, gracieux, fin, il donne une telle impression de maîtrise que Léo reste bouche bée devant, et me dit, les yeux rivés sur le parcours du cirrus: "ils déboîtent". Du verbe déboiter, synonyme de tracer, avoiner, débouler, envoyer, lexique indispensable pour parler voile sportive. Pleine balle, cartouche, baston, steak, vrac, hécatombe, la suite logique... nous verrons. Effectivement, Thibault déboite, du haut de son mètre soixante quatorze, on dirait Théoden qui fait galoper son cheval devant la première ligne de son armée, et frappe de son épée les lances de tous ses valeureux chevaliers. S'il sait où est la ligne, s'il connait la procédure de départ, alors il ne risque rien à naviguer loin de la foule agglutinée aux avant-postes, quand lui est déjà sur le champ de bataille encore désert. Ainsi il sent mieux les conditions. Mais cela nécessite vraiment de maitriser le vent et les manœuvres. Puis sans qu'on s'en soit trop rendu compte, la procédure est lancée. Nous partons correctement, à quelques secondes du top, au double trapèze, indispensable dans 18 nœuds de vent au près où un clapot insupportable balaie nos corps violemment. J'ai du mal à tenir en place, avec un palan trop lourd à gérer d'un seul bras, mais encore moins évident à confier à mon équipier pourtant si vaillant. Mais les bateaux les uns après les autres s'aplatissent et semblent rebrousser chemin. Léo m'avertit que c'est un rappel général, trop de bateaux ayant franchi la ligne de départ avant le signal. J'ai envie de dire "Allez" comme un bruxellois. Allez, ça suffit, on y va maintenant... Le raid va durer des heures, ce n'est pas pour une demi seconde d'avance... Mais c'est donc un retour derrière la ligne de départ, qui cette fois a intérêt à se faire respecter. La trompette retentit, les chevaux sont lancés.

Une première constatation s'impose: En dehors de l'écart de vitesse pure qui nous sépare des meilleurs, ce qui était à prévoir étant données les conditions musclées (je ne peux ni border la grand-voile à fond sous peine de dessalage, et mon bras unique ne me permet pas de réguler autant que je le voudrais). Notre cap est bien moins aigu que celui des bateaux plus récents. Plusieurs années de R&D sont passées par là et nous ne pourrons rien y faire. Nous sommes donc en train de remonter au vent pour atteindre la bouée de dégagement, entre les letruns et le fort national. Deux virements de bord seront donc nécessaires pour y arriver. Je choisis de virer légèrement après le reste de la flotte, de façon à être un peu plus détendu sur le bord d'après qui serait plus abattu. A peine la manœuvre est-elle envoyée que je me rends compte de l'erreur. Nous avons pris tellement de retard par rapport au groupe de tête et avons viré si tard que nous allons les croiser dans leur descente après la bouée de dégagement. Il va falloir faire vite. Nous marchons au près bâbord amure, les meneurs ont abattu et envoyé le spi tribord amure après la bouée de dégagement où nous nous rendons. Vision d'horreur, si sublime pourtant. Un front de spis multicolores déboulant vers nous. Je me sens comme Simba devant l'armée de gnous de Scar. Il va sans dire que toute collision serait fatale. Alors je préfère perdre du temps, moi qui n'ai pas la priorité puisque je suis bâbord amure. Mais voilà, loin de former une file indienne, la flotte est un peu dispersée. Faut-il passer sous le vent en abattant pour accélérer et éviter les premiers? Ce serait miser le tout pour le tout. Je préfère jouer la sécurité en descendant du trapèze et en lofant pour éviter la flotte qui passera sous mon vent. C'était sans compter qu'une fois le spinnaker bien envoyé, les équipages ont tendance à lofer pour améliorer leur vitesse. Ainsi, les meilleurs lofent, essaient de m'effrayer pour que je dégage... Mais les amis, moi je suis au plus près du vent, je ne peux pas plus lofer, faites un effort... ce n'est pas la peine d'insister je ne virerai pas de bord... Finalement, les frères Blin, que nous croisons d'abord, font passer leur joli Wildcat sous mon vent, et se contentent de rouspéter comme des enfants privés de Champomy le jour de leur anniversaire. De vrais petits diablotins de mer. Bon, enfants du pays qu'ils sont, ils jouaient probablement leur vie sur cette régate et viennent de perdre une seconde et demie en abattant pour ne pas nous rentrer dedans. Je m'excuserai sur le parking à bateau. Bref, je me résous enfin à abattre en fendant la flotte à contre-courant. Cela paie et nous nous extirpons de cette cohue. Je suis soulagé. Nous contournons donc la bouée de dégagement par bâbord, abattons, puis envoyons le spinnaker, qui visiblement nous pose plus de problèmes qu'à l'entrainement. Le parcours nous impose un passage entre le Grand Bé et le continent, ce qui, je l'imagine, doit être assez beau à suivre depuis les remparts, par cette météo venteuse. Il nous arrive de planter les coques dans la houle courte et hachée, pourtant sous spi, c'est dire si ça souffle. Le vent monte graduellement. En passant le Grand Bé nous nous faisons dépasser sèchement par Yvan Bourgnon, et Joris Cocaud, sur leur Nacra F20. C'est une vision prodigieuse. Leur bateau tout bleu fend la mer comme une fusée. Je décide de caler mes manœuvres à l'endroit des leurs. Nous naviguons au portant dans la Rade de Saint-Malo jusqu'à une marque de parcours non loin du barrage de la Rance. Nous croyions être tirés d'affaires, malheureusement le vent fort et la vitesse du bateau font passer l'écoute du spinnaker en-dessous de la coque bâbord au moment d'affaler le spi. Nous n'avons pas d'autre choix que de choquer le chariot de grand-voile, nous mettre face au vent et aller repasser l'écoute par dessus l'étrave. La manœuvre nous fait perdre quelques précieuses minutes. Mais nous finissons par passer la marque. Léo se retrouve au trapèze dans la rade de Saint-Malo, plan d'eau qu'il connait par cœur. Certains de ses amis et sa grande sœur nous suivent depuis un puissant bateau à moteur, et je trouve assez agréable de remonter au vent en f18 dans une mer plate en étant suivi à quelques mètres par des supporters. Je m'applique au trapèze et dans les manœuvres, j'y mets du muscle et de la précision. Les bords de près vont durer un certain temps. Le vent étant orienté nord, nous en avons jusqu'à une marque de parcours à la plage du pont puis au-delà de la pointe de la Varde. Nous pouvons enfin prendre nos repères par rapport aux autres bateaux, qui deviennent nos adversaires. Quelle sensation grisante, quelle chevauchée épique, avec ce vent tonique et frais, et cette mer qui n'en finit pas de s'énerver... Croiser le regard d'un autre barreur, jouer au chat et à la souris, pousser le bateau tout près de la rupture, tirer sur les biceps et les avant-bras sans ménagement, bouffer des litres de mer, contre un bateau quasi-identique. L'auloffée à la marque de parcours de la plage du pont est sévère. La houle rentre bien dans la baie. Les virements de bord se succèdent entre le petit Davier et les falaises de la pointe de la Varde, et à ce jeu nous perdons une ou deux places, notamment contre un Tornado. Après, ce sera long, très long. Car nous abattons près de la pointe de la Varde, progressivement, pour rejoindre la pointe du Grouin vers Cancale. Nous sommes aux confins marins de la Bretagne, la mer est sombre, et les vagues ne font que grossir. Boulimiques, irrespectueuses, elles s'écrasent méchamment contre les flancs de Steredenn Red, comme pour mettre un terme à notre chevauchée. Léo est toujours équipier, toujours au trapèze, et fait un boulot admirable depuis le début, même s'il n'a pas la GV. La mer n'a de cesse que de l'arracher à son poste. Il engrange des tonnes et des tonnes d'eau contre ses bras, ses épaules, sa tête. A chaque fois qu'une vague frappe sur bâbord elle jaillit contre les poutres et la plateforme. Je joue les équilibristes encore un peu en restant au trapèze, mais cela devient vite harassant, voire inefficace puisque je ne peux plus réguler l'assiette autant que je le voudrais et que notre abattée nous rend maintenant sur un bord de travers carrément abattu. Difficile de déterminer, d'ailleurs, si nous avons dépassé les 90° du vent réel. En tout cas les vagues rentrent véritablement de travers, ce qui rend la navigation particulièrement instable. On ne sait s'il faut abattre ou lofer en cas de survente, Je jette un œil autour de nous. Je distingue une dizaine de catas, à peine. Aucun autre bateau si ce n'est le hors-bord suiveur de William, mais il va bientôt rebrousser chemin. Quelques f16 affûtés tentent de nous dépasser. Paradoxe intéressant dans une mer formée: ces messieurs sont plus lourds que nous mais naviguent sur des bateaux plus légers de 50kg... Ils tirent donc beaucoup plus sur les ficelles et ont une barre bien plus vive, mais la longueur et la largeur de notre bateau nous accordent un avantage: notre cata, normalement, est plus marin. Effectivement, à force de se prendre des gamelles, plusieurs d'entre eux finissent par dessaler furieusement par enfournement au double trapèze. Ce qu'en cata on appelle la sanction. Nous croisons même un f18 qui fait demi-tour à allure réduire. Casse ou blessure, ou les deux. 

Chaque instant est dangereux, éprouvant et pourtant magnifique. Il n'y a pas de répit. Enfin nous ne nous en laissons point. Les yeux sont rivés sur les étraves, qui d'ailleurs ont perdu depuis un certain temps les autocollants des sponsors à cause de la vitesse effrénée du bateau. Nous nous accordons avec Léo pour juger que le vent se stabilise à 25 nœuds, ce qui constitue grosso modo une limite de tolérance pour des catas de plage. Au-delà, faire bien marcher ces engins relève de la virtuosité. Les décideurs de la Coupe de l'America, ont fixé cette limite pour envoyer des bonhommes sur les AC 72. Mais Steredenn me surprendra toujours par sa robustesse. C'est une brave monture, un peu trop mûre mais dure au mal, éprouvée, fiabilisée. La mer veut nous faire démâter, la mer veut éclater le vinylester de nos coques, la mer veut briser nos manilles, fendre nos dérives, mais elles ne céderont pas. Dans ces conditions communiquer avec Léo s'avère difficile, mais je m'enquiers quand-même de son humeur, de savoir s'il prend du plaisir, parce qu'on est quand-même là pour ça.

Depuis la pointe de la Varde, nous sommes donc passés par le chenal de la Bigne au près bâbord amure, puis avons abattu graduellement pour passer entre les Tintiaux et la pointe du Meinga, et encore abattu pour laisser la basse de Saussaye sur bâbord. A ce jeu l'erreur commise par bien des équipages fût de rester au double trapèze, ce qui n'est performant au largue dans une mer formée que si la maîtrise du cata est de niveau olympique. Les barreurs qui sont trop longtemps resté au trapèze auront perdu de précieuses secondes à se remettre de pertes de contrôle dues à l'acharnement d'une vague.

Une fois passée la basse du Saussaye nous lofons donc légèrement vers la pointe du Grouin, qui resplendit dans cette lumière presque blanche de Septembre. Le parcours nous indique de contourner par le nord la Roche Herpin, qui est le rocher le plus nord-est de la Bretagne. A ce moment nous ne formons plus avec nos poursuivants qu'une flotte de quatre ou cinq bateaux, et l'épreuve de la vitesse pure va faire place aux manœuvres. Après la roche Herpin, le parcours passe par le sud de la Cormorandière, qui se situe à 3 miles au sud de la Roche Herpin. Ce sera donc du portant dans une mer formée, qui du bleu passe au gris-vert (nous nous rapprochons de la Normandie). Nous remontons les dérives pour diminuer la trainée. Afin d'accorder un répit à mon équipier qui vient de rentrer du trapèze, je lui suggère de ne pas envoyer le spinnaker, et de laisser les autres équipages effectuer cette manœuvre scabreuse dans un vent aussi fort. Cela ne rate pas, voilà le premier équipage qui dessale peu après l'envoi du spi. Ma route est bien plus Est que le reste de la flotte, car je peux lofer plus généreusement en l'absence de spinnaker. Espérons que ce soit le bon choix. En effet les f16 qui me suivaient longent plus la côte. Avec du recul j'ai compris qu'ils avaient quand-même évité le clapot dangereux qui fait se cabrer Steredenn. La vitesse de notre bateau est ahurissante. Les étraves flirtent avec l'écume. Après avoir minutieusement calculé notre cap par rapport au vent réel, je décide d'envoyer l'empannage, qui sera le premier changement de bord depuis la pointe de la Varde. Celui-ci, réalisé après un long surf, se déroule sans encombre. Si mon calcul est juste, nous ne devrions pas avoir à rechanger de bord avant la Cormorandière, cette île proche de la côte cancalaise. Et effectivement, notre plus grand vitesse est atteinte quand nous faisons cap sur la pointe Est de l'île. Sous spi, les surfs sont féériques. Notre vitesse est affolante. Les pentes des vagues sont abruptes, qui nous propulsent vers l'avant, jettent le catamaran quasiment dans le vide avant que celui-ci ne regagne la crête de devant. Nous manquons de dessaler sur enfournement à deux reprises. Steredenn Red parait si léger dans cette mer agitée, comme au planning. Et pourtant il est chahuté d'avant en arrière au gré des vagues que nous gagnons. Le gréement préfère ce courant aérien aux bords de travers ahurissants que nous allons devoir reprendre pour regagner Saint-Malo. Quatre miles de la grande rade de Cancale ont donc vu nos coques glisser depuis Herpin, et il est temps d'affaler le spinnaker pour contourner l'île des Rimains. On affale. Léo s'active, debout sur le trampoline, mais la malchance veut que nous retombions dans le piège de Dinard: l'écoute bâbord de spi se coince sous le flotteur bâbord. Il va falloir lofer excessivement pour envoyer ravaler le spi qui a manqué de se déchirer. Je suis assez frustré de cet incident qui ne s'était jamais produit à l'entrainement, mais il faut avouer que je n'avais jamais tenté l'envoi de spi par un temps pareil. Quoiqu'il en soit nous avons donc perdu une ou deux places sur le vent de l'île des Rimains, et un col abrupt se présente à nous. Il va falloir remonter le vent jusqu'à frôler la pointe du Grouin, et le parcours nous impose de passer dans le chenal de la vieille rivière, un couloir de 150 mètres de large et de 500 mètres de long orienté parfaitement dans l'axe du vent ce samedi. Un couloir à l'intérieur duquel tout le courant de la côte d'Emeraude semble aboutir. C'est donc reparti pour du double trapèze agressif et incisif le long de cette côte cruellement escarpée.  Virement de bord collé au rocher Gaut, près serré à mort vers le banc du Chatry, dans une mer relativement plate comparée à celle que nous avions choisi d'emprunter au portant (la bonne stratégie aurait-elle été de longer la côte sous spi?). Evidemment les risées attaquent la grand-voile, ce qui a le don de me scier les biceps car je n'ai qu'une main pour le palan. Mais cette sensation de glisse précise est tellement grisante, au ras de la côte et sous les yeux d'une foule clairsemée sur les rochers de la pointe du Grouin. Le Hobie Tiger qui nous collait depuis le Grand Bé nous croise sous son vent peu après l'aulofée. Il constitue un bon repère de performance, aussi je me jure de le prendre de vitesse sur la remontée au vent. En moins de manœuvres que lui, nous le recroisons, quelques longueurs à son vent cette fois, quelques minutes plus tard, ce dont je suis fier compte tenu de notre poids plume. "C'est ça qu'est bon!"

Sale temps à la pointe du Grouin, titrera Voiles et Voiliers, en publiant une photo graphie prise par Pierrick Contin du bateau de Charles et Maxime disparaissant derrière une vague. Les frères Hainneville, qui sont passés par là il y a bien une demi-heure, et ont fini deuxième de ce premier raid titanesque. Il va bientôt falloir s'encastrer dans ce chenal de la vieille rivière, qui ressemble dangereusement à un aller sans retour. Le vent y subit un effet Venturi, certainement, il s'engouffre donc en accélérant au cœur du chenal, et les vagues, quant à elles, viennent se fracasser sur les falaises de l'île des Landes et du continent. Et tout cela au près. Les organisateurs ont posté des zodiacs d'intervention tous les 200 mètres; en effet, tout manqué à virer serait fatal pour l'embarcation. Léo et moi redoublons de concentration pour exécuter des virements précis. Ca marche. Je nous impressionne sur la remontée. L'équipage commence à s'affuter. C'est bon, ça! Les touristes installés sur les rochers ne savent pas que notre vue est encore plus saisissante que la leur, car nous apercevons tous ces yeux rivés sur nos gestes, attentifs aux manœuvres... perchés à tous les étages de ce morceau continental de Bretagne sombre comme la mort.

Hourra, le chenal s'élargit enfin. Soudain, Léo s'exclame qu'un bateau a chapeauté. Vision d'horreur. Deux coques rouges à plat, mais dans le mauvais sens. Le mât s'est trompé de quelques encablures pour déguster l'huître. Mais il ne va pas tarder à tâter du rocher, et pas du tendre, à mon avis... Heureusement, la sécu est déjà sur place, et va laisser s'affairer les malchanceux jusqu'à ce que ceux-ci demandent assistance. Taquins et curieux à la fois, nous frôlons les naufragés sous leur vent, qui ne semblent pas vraiment tirés d'affaire. All right, the race goes on. Let's sail, my friends. La pointe du Grouin s'offre à nous comme une source à un montagnard égaré, et je déclenche une franche abattée pour débouler sur le même chemin qu'à l'aller. Du travers... mais avec des vagues légèrement plus en notre faveur qu'à l'aller, ce qui n'est pas pour déplaire à Léo. Nous estimons que le vent a fraîchi encore un peu. Vingt-cinq nœuds semblent généreusement établis, et nous naviguons avec un plaisir immense, droit vers le soleil qui entame sa descente sur Cézembre. Quelle chevauchée, saperlipopette, quelle force se dégage de chaque instant, de chaque déferlante, de chaque embrun, de chaque risée, de chaque inspiration, de chaque regard...

Ce sera un seul bord effréné jusqu'à l'arrivée. Nul ne nous dépasse pour l'instant, et aucun bateau à l'horizon fumant d'écume blanche. Mes bras travaillent sans relâche, mon cou est tourné vers l'avant, à l'affût des rochers cachés sous l'eau. Nous passons les Tintiaux, puis la balise de la Saint Servantine, et abattons généreusement vers le Grand Dodehal où devrait se situer la ligne d'arrivée. Le clapot devient plus court et l'allure dangereuse puisque nous faisons route au large. Cependant nous ne sommes pas assez abattus pour envoyer le spinnaker afin de soulager les étraves qui commencent à titiller l'enfournement. Léo rentre du trapèze. La baie des corsaires s'ouvre à nous. Rochebonne, La hoguette, la vieille ville. Le clocher de la cathédrale Saint-Vincent se dresse salvateur et me donne comme l'impression de retourner vers la civilisation. Mon chariot de grand-voile est choqué en grand, le cunningham pris à bloc depuis le début de la journée, bordure étarquée à fond, arthur serré dans l'axe de la bôme, le chariot de foc est lâché à fond, et nous nous étendons au rappel à l'arrière de la coque tribord. Mais l'assiette longitudinale au gré des vagues et des risées change d'angle à une vitesse qui semble incontrôlable. Soudain on y est. Le planté. A plus de vingt nœuds. L'étrave bâbord s'enfonce irréversiblement, mes safrans sont hors de l'eau avant que mes nerfs aient même pu transmettre le message d'abattre. Léo se retrouve empalé sur les barres de flèches, et je tombe juste sous la bôme. Tout le monde va bien, par chance, et la grand-voile s'en sort indemne. Malheureusement le bateau fait chapeau en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, alors qu'on nage encore. J'ai le temps de sauver une bouteille d'eau mais pas mes lunettes de soleil (quand-même la troisième paire de la saison, heureusement sans valeur), ni nos dernières barres de céréales. Le Hobie Tiger qui nous poursuivait en profite pour nous doubler. En nous tenant debout en équilibre sur la coque sous le vent le trampoline refait assez rapidement surface, soulevé par le vent. Resalage dans les règles de l'art. Frénétiquement nous remettons Steredenn en marche, sans lever le pied. Nous étions tellement fiers de ne pas avoir dessalé... Il fallait que ça arrive. A moins d'un mile de l'arrivée... Paradoxalement, je regrette moins ce dessalage quasi inévitable sur le moment que les erreurs de stratégie du début de la course, ou les affalages manqués. Mais ironie du sort, le Tiger qui en avait profité pour nous gratter vient de se retourner juste devant nous et rugissons d'excitation en sachant l'arrivée toute proche, et en considérant cette petite course in shore avec l'autre f18 comme notre course, notre victoire, une belle victoire. Nous détalons vers le bateau comité et je fixe la trompette qui délivre une détonation finale de toute beauté au franchissement de la ligne. Je mets le bateau vent arrière, nous nous levons et évacuons toute la tension accumulée le long de cette côte harassante. Yes, on l'a fait. La route Cancale - Diazo. C'est terminé. Pour aujourd'hui.

Le raid aura duré environ 3h15, et pas une minute nous n'avons baissé la garde. Si dans un marathon on peut rêver, si dans un raid à vélo on peut penser à autre chose, ici avec ces conditions il n'y a pas une seconde d'inattention, même si musculairement l'effort est moins intense.

Les résultats tombent dans la soirée. En F18, sur 60 équipages, nous finissons 39èmes, et on dénombre 18 abandons sur la manche en f18, environ 30 sur l'ensemble des catégories. En gros, nous terminons 39èmes sur 42 équipages ayant franchi la ligne. Benji et Gurvan, les vainqueurs en f18, auront bouclé le parcours en un peu plus de deux heures, il me semble. Mais en vérité on se fout un peu de notre classement. La soirée est abondante en nourriture, et par gourmandise nous la terminons un peu tard dans les rues noires de la vieille ville.

 

Dimanche 15 Septembre

 

Les réveils sonnent avant le lever du soleil à Kermilnic, pour la deuxième course, une courte manche dans la baie. Les conditions sont idéales vers 9h. Marée basse, grand beau temps, 15 nœuds de vent. Nous prenons un départ massés au cœur de la flotte, mais tentons une option nord au près qui nous sera défavorable à l'arrivée à la bouée de dégagement car plusieurs bateaux ne respecteront pas notre privilège à tribord. Je suis obligé d'effectuer deux virements en plus pour passer la bouée de dégagement. Voilà donc nos chances de rentrer dans le top 15 envolées, cette fois à cause du défaut de courtoisie de nos adversaires. Tant pis, le bord de spi est envoyé. Nous déployons la bulle comme des pros bâbord amure et Léo part au trapèze. Grâce à une technique de barre certaine, et un Léo efficace, nous grillons bon nombre de f18 pleine balle, à une vitesse de dingue. Nous affalons le spi pour contourner une marque de parcours sur tribord et empanner. Direction les letruns tribord amure au reaching. Double trapèze, plein pot. Léo me signale qu’un bateau nous prend au vent. Je lui déponds "attends c'est pas possible on est à fond" Je me retourne et souris. Effectivement on se fait déboîter par un bateau bleu mais qui n'est autre que le Nacra F20 Atlantis TV d'Yvan Bourgnon qui a pris le départ après nous, dans sa catégorie. Bonne auloffée au Letruns pour un bord de près jusqu'à l'arrivée. On essaie de tenir le Tornado de Loïc Féquet, et on garde notre position jusqu'à l'arrivée, où nous terminons 27èmes en f18. Nous l'apprendrons plus tard mais une dizaine d'équipages on dû abandonner la manche après avoir percuté un rocher de la basse des planches, situé apparemment en ligne directe de l'arrivée. Une douzaine de dérives cassées ont privé certains concurrents du raid de l'après-midi. Mais vu la longueur de nos dérives d'ancienne génération, je doute que nous aurions touché même en passant droit dessus.

Une pause s'impose avant la route des forts TIMAB, qui sera la troisième manche de ce raid des corsaires, avec un départ annoncé pour 11h30. Le temps de casser la croûte et de dégoter une éponge pour vider nos coques, ce que nous avions omis de faire la veille au soir. Je suis impressionné et rassuré. Léo ne peut extraire plus d'un litre d'eau après la navigation bombardante d'hier. Un bateau d'une étanchéité à couper le souffle. Ayant mis du temps à trouver l'éponge, nous sommes carrément en retard pour le départ, environ de 30 secondes. Mais bon, l'objectif cette fois est simplement d'être régulier et précis sur l'eau. Aujourd'hui, le vent est de secteur Ouest. Nous l'aurons en plein dans le nez pour longer la côte de Dinard et Saint-Briac jusqu'au sud de l'île des Hébihens, passer la pointe de la Ploneye, et à mi parcours, laisser le danger isolé de Laplace sur tribord et empanner pour filer vers Saint-Malo en laissant l'île Agot à bâbord.

Le vent baisse progressivement jusqu'à ce que j'aie à descendre du trapèze pour mieux caper. Tout se passe bien, nous louvoyons contre le courant au sud du banc de Harbour, plan d'eau que Léo, planchiste de Dinard, connait comme sa poche, et émettons mille hypothèses pour doubler nos concurrents avant l'île Agot, qu'il ne vaudra pas le coup de laisser à bâbord vu l'orientation du vent. Léo suggère une option nord, où personne ne navigue, pour limiter les virements de bord et bénéficier d'un vent plus soutenu. En effet celui-ci est passé en-dessous de dix nœuds. Je redoute cette idée intrépide, et préfère le benchmarking sûr le long de la côte. Mais Léo me convainc, et c'est donc avec audace que nous faisons route vers "Les Cheminées", ces groupes de rochers que Léo suppose connaître. Nous marchons bâbord amure au près serré, mais après quelques minutes de transpiration et bien des discussions nous nous rendons à l'évidence: nous nous trainons dans un courant contraire, plus fort que le long de la côte, avec une mer plus formée, et même plus forte que le vent, ce qui amoindrit la performance du bateau. Les catas de la côte semblent remonter plus rapidement vers la pointe du Décollé. Il faut faire demi-tour le plus vite possible et s'extirper de cette zone perturbée où les étraves tapent contre le clapot. De retour près de Saint-Lunaire, nous constatons la perte d'une dizaine de places. Allez, c'est pas grave, on va redoubler de vigilance et remonter la flotte. Les bateaux qui nous entourent sont ceux qui avaient abandonné la veille, à mon sens. La technique prédomine plutôt que la force, sur ces bords très tactiques de près serré, qui ne cesseront pas avant le cap Fréhel. Arrive l'île Agot qui fait face à Saint-Briac et la pointe de la Haye. La mer devient complètement plate quand nous pénétrons dans la baie de Lancieux. Le ciel est tristement gris. A présent le vent a tendance à remonter, mais en risées impitoyables. Le choqué devient crucial au bon moment, et je fais de mon mieux pour optimiser le gain au vent. Nous passons plusieurs bateaux, wildcat, f16, avec dignité... Le cap de notre cirrus de 2004 ne peut rivaliser avec le leur mais nous excellons dans les virements de bord et je me sers de toute ma technique élaborée sur le plan d'eau de l'archipel des Glénans pour faire marcher nos voiles. Les dérives sont baissées à fond depuis le début, nous sommes au double trapèze depuis un bon moment. Le vent souffle irrégulièrement sur cette eau plate... C'est du bon. Un bateau à moteur fait office de marque de parcours tout près de l'île des Hébihens, les membres d'équipage saluent Léo qui connait tout le monde dans cette région, et Pierrick Contin immortalise notre passage en photo. Comme on le voit Léo a les mains libres de tout bout, car nous avons décidé d'abandonner le réglage de la GV par l'équipier. Léo ne le sentait pas et ses bras en souffraient trop. Nos performances sont correctes. On gagne du terrain sur la flotte très étalée. On essaie de discuter pour rester performants et bien conscients. Et puis se détendre un peu. C'est long tout ce parcours. C'est long, dit Léo. Pas de répit. Qu'est-ce qu'on ne donnerait pas pour un rayon de soleil et un chocolat chaud sur les plages de sable fin qui défilent sur bâbord...

La route est longue et devient monotone, mais enfin nous atteignons la marque de parcours avant le cap Fréhel. A mi-chemin, c'est en fait environ 80% du temps de parcours que nous venons d'effectuer. Parce que oui, les amis, cette abattée au danger isolé de la place conduit à un empannage direct puis envoi de spi, que nous avons muri depuis plusieurs minutes. Nous étions bâbord amure au près, nous passons tribord amure sur un grand largue parfait qui nous conduirait jusqu'à Saint-Malo à vol d'oiseau. C'est parti, envoyé. On choque les chariots de foc et GV, borde le palan de GV, choque la bordure, relève un peu les dérives, choque l’arthur, et envoie le spinnaker. Trapèze pour Léo, qui va enfin se dégourdir les bras avec l'écoute de spi. Brutalement, le bateau bondit. Nous détalons à fond les ballons sur une mer sensationnellement plate. C'est la course avec les bateaux qui nous précédaient. On grappille les places une par une. C'est génial.

Je vais taire les détails tactiques de cette prodigieuse descente sous le vent jusqu'à Saint-Malo, car loin du retour de la veille, c'est contre des concurrents assez groupés que nous devrons lutter jusqu'à la dernière seconde comme sur une mini solitaire du Figaro. Mais en tout cas le vent est remonté de cinq nœuds et l'option un peu nord que nous prenons au retour après l'île Agot paie, car nous avons bénéficié d'une houle rentrant vers la Rance, et limité le nombre d'empannages. Passage épique au sud de Harbour, Chenal de la Rance titanesque, passage sous le Grand Bé et derniers bords acharnés dans la baie de Saint-Malo. Nous coupons la ligne d'arrivée ravis, après quelques 35 miles nautiques parcourus dans cette dernière manche.

 

Nous avons bouclé ce raid des Corsaires 2013 dans les règles avec nos 12 kg de plomb arrimés à la poutre avant, sans casser la moindre manille, et avec seulement deux sorties de préparation pour Léo qui n'a que 17 ans et n'avait jamais navigué en F18. Je suis fier de mon bon Steredenn Red, qui tient ses promesses de robustesse après tant d'années de service auprès de Gaël et Yves, et une petite révision hivernale effectuée avec Vivi dans le jardin de Kermilnic.

 

Merci à ceux qui viennent se suspendre aux câbles de Steredenn Red depuis septembre 2013, car à chaque sortie j'apprends plus et je me régale; un grand merci à Christophe pour son passage bricolage à St Malo (l'avaleur a tenu, manille aussi!), merci à Flo pour le raid et surtout merci à Léo qui a accepté au dernier moment d'embarquer avec moi pour cette aventure, une grande première pour le régatier néophyte que je suis!

 

Steredenn Red est toujours monté à la plage du pont et risque d'enchainer encore quelques sorties en 2013, avis aux amateurs.

 

A bientôt sur Ardecosse TV

 

Youri

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  • "Car il n'était pas jeune d'une jeunesse biologique, putrescible et portant en elle comme un élan vers la décrépitude. Il était d'une jeunesse minérale, divine, solaire." Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique
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